Trois raisons philosophiques de (re)voir “Le Mépris” de Godard (2023)

Cinéma

Ariane Nicolas publié le 6 min

Pour rendre hommage à Jean-Luc Godard, plusieurs de ses films sont reprogrammés à la télévision, dont Le Mépris(1963), diffusé ce mercredi soir sur la chaîne Arte. Ariane Nicolas revient sur ce chef-d’œuvre où s’entrechoquent la Grèce antique, une crise de couple atypique et une réflexion sur la mort du cinéma, bien moins machiste qu’on ne le dit parfois.

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«Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs. Le Mépris est l’histoire de ce monde.» Devenu légendaire, ce générique vocal qui ouvre le film de Jean-Luc Godard plante d’emblée le décor.Dans Le Mépris (1963), il sera question de mondes irréconciliables que le cinéma tente de nous faire aimer, ou du moins sentir. Le film est traversé par trois grandes oppositions: entre l’ancien et le moderne, entre l’harmonie et le chaos, entre un homme et une femme. Cet article est l’histoire de ces oppositions.

Des statues grecques au cinémascope

Paul (Michel Piccoli) est un auteur de théâtre courtisé par un producteur américain (Jack Palance) qui souhaite lui confier la réécriture d’un film, une adaptation de L’Odyssée d’Homère réalisée par Fritz Lang. Tous se retrouvent donc dans les studios de Cinecittà, en Italie, accompagnés de Camille, la femme de Paul (Brigitte Bardot), et d’une traductrice (Giorgia Moll). Film sur un film en train de se faire, Le Mépris entrelace des imageries anciennes, statues grecques et maisons décaties, à des voitures rutilantes et des bâtisses modernes – l’appartement du couple à Rome et la fameuse villa Malaparte, à Capri.

«Toute la deuxième partie sera dominée par le bleu profond de la mer, le rouge de la villa et le jaune du soleil, on retrouvera ainsi une certaine trichromie assez proche de celle de la statuaire antique véritable, écrit Godard dans ses notes de scénario.Dans tout le film, le décor ne doit être utilisé que pour faire sentir la présence d’un autre monde que le monde moderne de Camille et Paul.» Opposition strictement respectée. L’Antiquité est convoquée dans des citations de Socrate, ânonnées par le producteur, mais aussi un livre sur des mosaïques romaines érotiques, les draps de bain portés comme des toges, et la présence tout sauf innocente d’un Allemand – car «ce sont les Allemands qui ont découvert Troie». Face à Paul qui s’identifie à Ulysse, héros qui refuserait de rentrer chez lui car il n’aimerait plus Pénélope, Fritz Lang s’inscrit en faux. Selon lui, c’est la volonté des dieux qui ralentit son retour: «Ulysse n’est pas un névrosé moderne,», juste un jouet du destin.

Mais Godard introduit un trouble dans cette opposition entre Anciens et Modernes. Le cinéma est-il par essence un art moderne et l’art grec, un art du passé? Le réalisateur trace plutôt des lignes de faille au sein de chaque domaine artistique. L’acteur Jack Palance, star sur le déclin, ramène le cinéma au rang d’antiquité, tandis que la statue qui trône dans le salon du couple façon Giorgio de Chirico s’accorde au contraire parfaitement à leur intérieur neuf. Le problème est peut-être ailleurs, c’est-à-dire dans ce qu’il nous reste à dire du monde aujourd’hui. Une Odyssée moderne est-elle possible? Un grand récit tragique dans un monde sans Dieu peut-il encore exister? Oui. Selon Godard, la tentative n’est pas vaine, pour peu que l'on fasse le deuil d'un certain imaginaire:«Le Mépris est un film simple et sans mystère, film aristotélicien, débarrassé des apparences, qui prouve que, dans le cinéma comme dans la vie, il n’y a rien de secret, rien à élucider, il n’y a qu’à vivre et à filmer» (Cahiers du cinéma, août 1963).

Coup de foudre inversé

La crise de couple que traversent Paul et Camille est peut-être ce qui se rapproche le plus de cette odyssée d'aujourd'hui – les deux personnages sont souvent comparés à Ulysse et Pénélope. Mais cette tragédie arrive sur une mode précisément moderne: pas sur le mode d’une mise en garde divine que les personnages n’auraient pas respectée, ni d’un Deus ex machina qui viendrait les sauver, mais sur le mode de l’inexplicable, du soudain changement de cap, presque de l’absurde. Il suffit d’une malencontreuse attitude de Paul – lorsqu’il lui demande de monter seule dans la voiture du producteur – pour que Camille le fusille du regard et qu’elle révise intégralement son jugement sur son mari. Lui qui s’échine sincèrement à comprendre ce revers, tout en se comportant comme un macho avec la traductrice, fait face à une femme à la fois fuyante et résolue, dont il ne saura jamais vraiment pourquoi il l’a perdue.

En cela, on pourrait dire que Le Mépris met en scène une sorte de coup de foudre inversé, une épiphanie de rupture. Sentiment d’autant plus saisissant que le film entretient un rythme lent, avec des plans-séquences de plusieurs minutes, entrecoupées de flashs qui illustrent cette secousse dont Camille ne semble pas avoir la clé. Pas de psychologie, pas de délitement progressif ni d’atermoiements ou de remariage à l’horizon, juste une scène de dispute à bas bruit où tout est détruit, de manière irréversible. «Une fois le mépris pour Paul entré en elle, écrit Godard, il n’en sortira pas, car ce mépris n’est pas unsentiment psychologique né de la réflexion, c’est un sentiment physique comme le froid ou la chaleur, rien de plus, et contre lequel le vent et les marées ne peuvent rien changer; et voilà en fait pourquoi Le Mépris est une tragédie.»

On a pu identifier Godard au personnage de Paul, symbole d’un cinéma d’auteur en lutte avec un producteur hollywoodien tyrannique. C’est sans doute vrai. Mais Godard semble tenir encore plus de Camille, filmant de la même manière qu’elle se comporte, c’est-à-dire par à-coups et volte-face subites, témoignant d’une liberté qui se refuse à toute justification. Chez le metteur en scène, cette liberté impromptue prend vie dans des travellings latéraux qui vont et viennent, dans la musique parfois interrompue par le dialogue d’un personnage, par le cri de Camille «Paul!» amputé lorsque la voiture démarre en trombe et quitte l’écran, avec des inserts de statues antiques ou de Bardot nue et muette, des prises de son parfois lointaines, une perruque brune que l’actrice porte selon son bon désir, etc. Comme si, dans cette mise en scène et dans le comportement de Camille, l’arbitraire se joignait à l’imprévisible, et que l’on retrouvait bien, à travers ces irruptions tout sauf nécessaires, une version moderne de la tragédie.

Méprise sur le regard masculin

L’hypothèse d’un Godard qui aurait pour double à l’écran le personnage de Camille nous emmène immanquablement vers la question du «male gaze», ou «regard masculin» (supposément machiste), dont ce film serait, pour certains, un exemple frappant. Si le personnage de Camille est en effet dominé socio-économiquement (plus jeune, considérée comme un «faire-valoir», elle est une modestedactylographe) et que l’actrice est filmée nue tandis que les autres gardent leur pantalon, il semble que les choses soient plus compliquées que cela. D’abord, rappelons que Godard ne souhaitait pas de la scène d’ouverture devenue culte («Et mes fesses, tu les aimes, mes fesses?») et que ce sont les producteurs qui ont insisté pour que Bardot apparaisse nue. Le dialogue est donc à prendre au second degré, Bardot ventriloquant les producteurs libidineux et ridiculisant ainsi leur obsession pour le corps de l’actrice.

Ensuite, Paul lui-même a conscience du machisme de l’industrie du cinéma. Alors que son couple est en train de sombrer, il s’assoit sur un bateau où est capturée une scène de L’Odyssée, entouré d’actrices se déshabillant, et s’exclame: «C’est merveilleux le cinéma. On voit des femmes, elles ont des robes, elles font du cinéma, crac!on voit leur cul.» Un peu plus tôt, il s’était amusé à faire une pichenette sur les seins et le sexe d’une statue en métal: «Tiens, ce n’est pas le même bruit partout!» L’objectivation et la marchandisation du corps de la femme sont donc tournées en dérision, cependant que Godard prend un malin plaisir à filmer Bardot en train de dire des gros mots, peu après qu’elle a lu un texte condamnant les violences faites aux femmes: «Trou du cul, putain, merde, nom de Dieu, piège à cons, saloperie, bordel.» Et plutôt mourir que de s’excuser.

Tout au long de leur séjour auprès de l’équipe du film, Paul inonde Camille de questions, et cette sommation – certes légitime – la pousse toujours plus au-dehors de leur couple. «Pourquoi tu prends cet air pensif?» «Figure toi que c’est parce que je pense à quelque chose«Qu’est-ce que tu fais?» «Je regarde.» L’impassible Camille est en réalité une femme qui regarde et qui pense, en plus dehaïrson mari qui l'ajetée dans les bras d’un homme objectivement méprisable pour se faire bien voir, lui. Grâce à ce mépris qui s’empare soudain d’elle, par surprise, la jeune femme parvient à s’émanciper avec une légèreté déconcertante. Ne demandez pas aux gens comment ils font pour être libres… Dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui, «il n’y a rien de secret, rien à élucider, il n’y a qu’à vivre». Et à se laisser filmer.

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Author: Dong Thiel

Last Updated: 12/20/2023

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